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Généralement, pour ce type de sujet on fait appel à un homme tout droit sorti de Mad Men, d’un vieux western ou d’une descendance directe de Charles Bukowski, un homme ayant déjà usé de vieilles bécanes, l’œil dédaigneux et la silhouette floue, pouvant porter les ronds de cuir et les rouflaquettes avec classe et désinvolture. Loin d’incarner ce genre de personnage douteux – quoique – je suis heureuse d’apprendre que ce sujet m’ait été octroyé, à moi, personne de sexe féminin autorisée à pénétrer un monde d’hommes. Messieurs, la finesse du palais n’est pas une aptitude innée je vous le promets. Le rendez-vous est pris en une belle matinée de printemps, à la lueur de ce qui s’annonce être les rares rayons de la saison. Aymeric, mon ami photographe, jubile. Pour ma part, j’arrive en terre inconnue perchée sur mes grolles de huit centimètres : qu’importe le talon pourvu qu’on ait l’adresse !
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Clan historique
Nichée sur les quais de la Deûle, entre un moulin à eau, une nappe phréatique et d’anciennes villégiatures, la distillerie profite d’un cadre idyllique, que je soupçonne minutieusement étudié. À l’origine, le fondateur Guillaume Claeyssens – fuyant la révolution brabançonne qui se déroulait en Belgique contre les réformes politiques menées par l’empereur Joseph II – y produisait de l’huile de lin très utile en 1789 pour l’éclairage public, et rapidement devenue obsolète avec l’arrivée de l’énergie vapeur. Il est à son tour éclairé en 1817 par une idée bien plus rentable à l’époque, celle de transformer l’huilerie en distillerie. Depuis, ni la recette ni les machines n’ont été modifiées. L’authenticité des bâtiments et du procédé de production lui vaut d’être classée monument historique en 1999.

Malgré ces imposantes colonnes, la salle de distillation impressionne par le calme qui y règne.

Avant d’être nettoyés et transformés en farine, les grains de céréales sont d’abord stockés dans des silos.
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L’antre spiritueux
C’est donc un lieu gorgé d’histoire, d’orge malté et de vapeur d’alcool que je m’apprête à découvrir. À l’extérieur, une grande cheminée en briques dégage une douce fumée, me laissant aisément deviner que la machine est en marche. Je m’infiltre à bras ouverts dans cet antre spiritueux, imbibé de traditions et de savoir-faire ancestraux, assoiffée de curiosité. Après avoir traversé la Cour d’honneur – dont le nom témoigne déjà de l’importance du genièvre au 19ᵉ siècle – Mathieu, notre guide, m’invite à le suivre vers la première salle de notre parcours.
D’emblée je suis frappée par l’ambiance de la pièce, immaculée d’un résidu blanc. La lumière du jour peine à transpercer l’atmosphère poudrée pour atteindre les deux machines au centre. L’endroit est recouvert de farine, du fait d’un ventilateur et d’un broyeur qui nettoient et broient les céréales. Pour le genièvre classique de Wambrechies, on utilise le seigle et l’orge malté. Ces céréales sont dépoussiérées et broyées en farine grossière, la mouture, conditionnée en sacs de 250 kg et ensuite transportée vers la salle de cuisson. Cette manipulation est répétée huit fois par jour.
Depuis 2000, le genièvre de Loos est également produit à la distillerie de Wambrechies, mais sa production est différente, il est fait à partir de blé et d’orge malté. « À la base le genièvre de Loos était aussi produit à partir de seigle et d’orge malté, mais pour des questions de rendement ils ont modifié leur recette. Le blé est plus riche que le seigle, le rendement est différent avec un volume d’alcool plus important. » me précise Mathieu. L’objectif reste le même : libérer l’amidon contenu dans les grains de céréales afin de le transformer en sucre. « Les gestes sont répétitifs mais il ne faut pas baisser les bras. » Justement les bras de Thomas, agent de production, semblent aussi forts que sa détermination. Il s’empare d’un sac de farine, et nous voilà partis pour la salle de cuisson.
« Les gestes sont répétitifs mais il ne faut pas baisser les bras. »
Le bruit est aussi assourdissant que dans la pièce précédente, mais l’installation semble bien plus conséquente et complexe. Un agent de production s’affaire justement à la cuisson de notre matière. Il déverse la farine dans une des deux trémies, l’eau chaude et la farine se mélangent à 65° pendant dix minutes afin de transformer les amidons en sucre et obtenir ce qu’on appelle le mout (une sorte de pâte à crêpe). À l’issue de ces dix minutes, la matière est déversée et répartie dans quatre cuves. Tout ceci est rendu possible à l’aide d’un système de gravité inventé par Henri Lenssen en 1817, ingénieur et ami de la famille Claeyssens. Ces machines tournent réellement depuis 1830 à l’énergie vapeur. Au commencement, elles fonctionnaient à l’énergie hydraulique avec le courant du canal de la Deûle. Aujourd’hui alimentées par l’énergie électrique, la distillerie s’est adaptée au fur et à mesure du temps aux progrès techniques sans jamais modifier son processus. À cette étape de la recette, je commence à voir cette brûlerie géante comme un terrain de jeu scientifique où la biochimie règne quelque part entre l’amidon et la saccharification.

Dans la meunerie, Thomas assure le broyage des grains de seigle et d’orge malté en farine.
Je retrouve Mathieu dans la salle de fermentation. « C’est la nature qui travaille, nous ne faisons rien ». La matière fermente ici pendant deux jours dans de grandes cuves en inox avec un apport de levure. L’utilisation de cuves en bois est interdite pour des produits semi-finis : la fermentation du bois crée du méthanol dangereux pour la santé, il peut rendre aveugle ou fou. Me voilà rassurée. « Quand je suis arrivé, on faisait des boules de matière fermentée en fin de période de production et on les laissait sécher un jour ou deux. Puis à la fin de la production, c’était bataille de boules ».
Mathieu est arrivé il y a 17 ans, un peu par hasard, d’abord pour un petit boulot de 15 jours, puis un second, et ainsi de suite… Pour enfin être agent de production, et depuis un an s’occuper des visites. « J’ai tout appris sur le tas ». Mathieu a beau être le plus ancien de la production, il ne voit pas ses journées passer. Revenons à nos amidons. Les odeurs sont différentes selon les céréales sélectionnées, je garde néanmoins l’odeur du dioxyde de carbone en mémoire avant de me diriger vers la prochaine étape : la salle de distillation, dite la salle des palais en raison de sa richesse en cuivre, ses colonnes et son alambic en forme de dôme.
« Quand je suis arrivé, on faisait des boules de matière fermentée en fin de période de production et on les laissait sécher un jour ou deux. Puis à la fin de la production, c’était bataille de boules »
Après deux jours de fermentation, la matière alcoolisée obtenue approche les 5°. Notre breuvage titrant à 49°, c’est une course aux degrés qui se joue ici. Les colonnes de distillation s’amusent à séparer la matière de son alcool et jonglent avec les températures : comme l’alcool bout à 78,4°C et l’eau à 100°C, en conservant la colonne de distillation à 90°C, la matière garde sa forme liquide tandis que l’alcool est libéré vers le haut sous forme de vapeur. Cette dernière est ensuite passée dans un serpentin situé à l’intérieur d’un refroidisseur (une grande cuve d’eau froide) afin de rendre les vapeurs d’alcool liquides par effet de condensation. Un jeu d’enfant ! L’alcool obtenu est alors entre 35 et 40°. Mais ça ne suffit pas au genièvre de Wambrechies qui atteint les 49°. Au tour de l’alambic d’entrer dans la partie.
Cette grande cuve est remplie de 5 000 litres d’alcool dans lequel Mathieu plonge un panier de 900 grammes de baies de genévrier qui vont baigner entre 4 et 5 heures. Même système avec les colonnes de distillation : l’alcool est évaporé, refroidi puis condensé afin d’obtenir le nectar tant attendu, le genièvre. Enfin, le genièvre est déversé dans des cuves en tuiles vernies mises au repos pendant 6 mois. Avec 2 tonnes de farine de seigle et d’orge malté et 12 000 litres d’eau, ce sont 1 600 litres de genièvre fabriqués par jour.

Les vapeurs qui s’échappent des machines créent une atmosphère particulière dans chacune des pièces.

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Réaction en chêne
Entre 300 000 et 400 000 bouteilles de genièvre sont produites par an à Wambrechies. Les productions sont rythmées par des campagnes, après la production du genièvre de Wambrechies, c’est la production du genièvre de Loos, entre-temps un rinçage est fait pour ne pas altérer les goûts. Genièvres aromatisés au spéculoos, à la vanille, Chuche Mourette, Loos Mojito, bière au genièvre,… La liste des déclinaisons de cette eau-de-vie emblématique est longue. Il faut être honnête, j’ai découvert pléthore de nouvelles boissons lors de cette enquête en imbibition. Dès lors, une question me brûle les lèvres : mais comment diable suis-je passée à côté de cette traditionnelle bouteille ?
Poser la question à ses grands-parents apporte déjà une réponse : le genièvre est une création que les moins de quatre-vingts ans ne peuvent pas connaître. Ce n’est pas une référence exagérée, le genièvre a connu son apogée à l’entre-deux guerres. Boisson favorite des ouvriers et des mineurs, c’est aussi un digestif très apprécié par la bourgeoisie des grands groupes textiles. Les baies de genévrier aux vertus diurétiques et digestives en font un alcool destiné à être consommé en fin de repas. Pourtant, plusieurs rites nordiques ont fait leur apparition sur la façon de boire le genièvre. La dégustation peut se faire avec un verre de bière ou même additionnée au café, pure tradition nordiste appelée la bistouille. Une recette simple que l’on retient aisément « Tu mets du g’nievre dans tin café et puis tu l’touilles » comme le chante Patrick Grevet. Du café et un peu d’alcool, un heureux mélange pour faire tourner le moteur de ces ouvriers.
“Moi si je fais ça avec un genièvre hollandais, j’aurais l’impression d’être allé voir une vieille prostituée.”
Le genièvre se retrouve par-delà nos frontières. Aux Pays-Bas il est l’alcool le plus consommé, en apéritif à 35-38°. Un estaminet à Gand possédant plus de 150 variétés de genièvre estime la liqueur de Wambrechies comme la meilleure du monde. Mathieu me mentionne une anecdote à ce sujet « J’ai fait le test avec un hollandais qui est venu visiter la distillerie et qui appréciait l’utilisation de vraies céréales. Je lui ai dit de tremper son doigt dans le genièvre, de le tournoyer dans le creux de la main et ensuite d’en apprécier les arômes. Il essaie d’abord avec le genièvre de Loos et reconnaît une odeur de mie de pain. Il continue avec le genièvre de Wambrechies, et me dit que c’est très développé. Enfin il me rétorque “Moi si je fais ça avec un genièvre hollandais, j’aurais l’impression d’être allé voir une vieille prostituée.” »
En France, ceux qui perdurent la tradition sont ces enfants d’ouvriers ayant reçu cette coutume en héritage. Alors consciente des goûts de sa clientèle et des tendances actuelles, la distillerie élargit sa gamme de produit et propose un Last post, du genièvre vieux malt 100% orge malté vieilli en fût de chêne pendant 6 ans. Proche en goût du whisky, on trouve cependant des baies de genèvrier dans l’alambic. Estampillé genièvre, il ne produit guère de révolution au sein de la gamme. Celle-ci arrive un peu plus tard, vers 1900, quand la distillerie décide de bouleverser ses programmes et de se lancer dans une nouvelle fabrication bien plus au fait de notre époque : le whisky.

Après 17 années passées dans la distillerie, Mathieu fait un peu partie des murs.

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Et le whisky fût
La région Nord-Pas-de-Calais compte plusieurs brasseries et distilleries mais seule la distillerie Claeyssens produit du whisky. Elle a même été l’une des premières en France à se lancer dans cette aventure. L’aventure avec un grand A quand il s’agit de s’approprier un produit dont l’origine provient d’autres cultures, d’autres histoires, d’autres terroirs. Inventé par les Irlandais vers la fin du 15ᵉ siècle, introduit en Écosse puis progressivement répandu dans toute l’Amérique du Nord au début du 16ᵉ siècle, le monde du whisky se limite dès lors à ces trois pays. Un quatrième état intègre ce cercle très fermé dans les années 1920 : le Japon. Chacun de ces principaux producteurs sait se distinguer par un style propre, un caractère spécifique. Les origines géographiques des whiskies permettent de les reconnaître et fonder la notion de terroir. En Écosse, par exemple, le maltage fait intervenir la tourbe, un élément spécifique qui influence fortement le goût du whisky.
Au Japon, ce sont les single malts qui se distinguent nettement par une qualité et un style à part entière. Le talent des distillateurs japonais en est la cause, mais surtout la qualité des sources d’eau souterraines qui filtrent la meilleure eau qui soit pour produire du whisky. Wambrechies réunit toutes les conditions pour produire ce noble alcool : une eau puisée à 90 mètres de profondeur, un terroir de qualité, un savoir-faire maîtrisé et une réelle passion.

Température, dosage, temps de cuisson, chaque détail compte pour obtenir un produit de qualité.
Longtemps diabolisé au même titre que le tabac, cette vision pessimiste évolue au 21e siècle. Dans une démarche hédoniste, cette quête individuelle du plaisir, le whisky devient le premier alcool consommé par les Français, éternels épicuriens que nous sommes. Bien qu’étant un alcool digestif, nous consommons le whisky en apéritif avec pour seuls mots d’ordre : qualité, authenticité, convivialité. Face à cette demande, la distillerie répond, dès 2003, en lançant sur le marché un single malt de trois ans d’âge. Le single malt de Wambrechies provient d’une distillation d’orge maltée saccharifiée par la diastase du malt qu’il contient, puis distillé à 40%. Il est ensuite vieilli en fût de chêne. Même procédé pour le huit ans d’âge apparu en 2009.
Le whisky est de ces alcools nobles où la dégustation prend tout son sens.
Ce single malt a connu son heure de gloire en obtenant la note de 7,75 / 10 dans Whisky Magazine, la référence pour les amateurs de bourbons et passionnés de liqueurs en tous genres. Il souligne « Une abondance de notes anisées. Vernis, peinture fraîche. Vanille. S’ouvre sur le chocolat au lait et aux raisins. Puis sur la céréale. » Au nez comme en bouche, les saveurs des whiskies sont infinies, parfois improbables. « Résine, parquet ciré, bois mouillé, champignon, mélasse, poire cuite, pain complet,… » Le whisky est de ces alcools nobles où la dégustation prend tout son sens.
La distillerie Claeyssens achève sa dernière création en 2013 : deux douze ans d’âge, l’un vieilli en fût de sherry, qui a servi auparavant à faire vieillir de l’eau-de-vie de cerise, et un vieilli en fût de Madère, un vin cuit, afin de donner des goûts différents.

Sainte Marie-Madeleine, patronne des distillateurs, veille sur la salle des Palais.

La fermentation dure 48 heures et va permettre au sucre de se transformer en alcool, sous l’action de la levure.

Plongées dans l’alambic, ces baies de genévriers vont donner son arôme au genièvre.
Il est midi quand Mathieu nous propose de terminer sur une note gustative. Nous choisissons de satisfaire nos papilles avec le huit ans d’âge. Nota bene pour briller en société, le verre ne s’agite pas de la même manière que le vin : il ne s’agite pas du tout. Mon premier faux pas dont je suis seule témoin autour de la table. Après un examen de la couleur pouvant osciller de l’incolore au jaune d’or, en passant par l’ambre violacée, notre breuvage émet plutôt des reflets orange. Bien qu’assez doux en bouche, ce single malt n’opère pas vraiment sur moi. Par contre, la façon dont Mathieu me parle de ses fabrications me fascine et le silence s’installe à chaque gorgée. Le whisky doit être dégusté sans glace afin de préserver les saveurs et avec un peu d’eau plate pour développer les arômes. Je comprends progressivement que la distillation est une science et la dégustation, un art.
Notre ménage à trois se termine à l’instar de nos verres. Alors que nous nous retrouvons dans la Cour d’honneur, je demande à Mathieu son avis sur l’avenir de la distillerie « Le genièvre est un alcool vieillissant mais qui restera toujours ancré dans le Nord ». Ces derniers temps, l’établissement a surfé sur plusieurs modes, celle de la gastronomie et de la culture nordiste récemment mise en avant. Avec Bienvenue chez les ch’tis et Rien à déclarer elle a vu ses ventes grimper. Jusque quand le genièvre pourra t-il garder la tête hors de l’eau ? Actuellement le genièvre est plus produit que le whisky, mais la production va s’inverser. Une nouvelle histoire écrite par le clan Claeyssens qui continue de revendiquer l’authenticité comme condition sine qua non à la réalisation de son art.
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