●
Benoît le terrien
L’homme qui nous accueille, en ce beau matin de mois d’août où la chaleur ne s’est pas encore abattue, n’est autre que Benoît Raux. Élancé, le sourire impeccable et le teint hâlé par des heures de travail sous le soleil capricieux du Nord. Il a en apparence tout du professeur d’EPS, l’hyperactivité en plus. Seuls les résidus noirs ancrés sous ses ongles pourraient le trahir. Il est 9 heures et l’homme semble être sur le pont depuis un moment. Benoît est un mordu de la terre et de l’agriculture comme les cinq générations avant lui. À 37 ans, notre hôte gère une exploitation dont il aime dire « qu’elle n’est toujours pas égalée dans le secteur ! ». Il partage celle-ci avec ses parents à qui il rachète les parts au début des années 2000. Aujourd’hui Bernadette, employée par son fils, gère l’administratif et prête main forte, tout comme Gérard, dans les travaux du quotidien. Sur le même terrain, Benoît fait construire la maison qui accueillera sa petite famille, son épouse et ses deux garçons qui vivent aujourd’hui à Douai. Selon lui, un agriculteur ne peut vivre en dehors de son exploitation et surtout quand il cultive du tabac. C’est d’ailleurs ce que la DDTM (Direction Départementale des Territoires et de la Mer) leur fait comprendre au moment de la reprise de l’exploitation. La culture du tabac nécessite, notamment lors de son séchage, un suivi permanent que ne pourrait apporter un agriculteur séjournant à l’extérieur. L’agriculture est plus qu’une passion, c’est un quotidien, une manière de vivre et faire vivre les autres.
Le parcours débute à l’endroit où sont entreposés six fours à tabac ressemblant trait pour trait à des containers. Tout autour, le regard est submergé par un amas de machines agricoles multicolores faisant face au corps de ferme où vivent les parents. Ces derniers temps, avec la construction de la maison et les différents agrandissements sur l’exploitation (construction d’un hangar de stockage à pommes de terre), Benoît est contraint de jouer à Tetris avec ses monstres mécaniques et avoue : « Je ne m’en sors pas ! ». Sa gêne est palpable face à nos yeux scrutant l’imbroglio d’acier. Benoît Raux a une réputation à tenir.
●
Une histoire commune
Le tabac pour Benoît, c’est une histoire vieille de 20 ans. Il termine ce mois-ci sa 22e campagne. Il débute la culture de cette plante aux côtés de ses parents alors qu’il n’a que 16 ans. À la suite d’une formation à Bergerac avec des techniciens de la culture tabacole, les Raux font mouche dès la première année et intègrent l’exploitation de la plante à leur schéma de polyculture. Le ramassage des feuilles se fait encore à la main et nécessite un peu plus de main-d’œuvre, à l’instar des planteurs les deux siècles précédents.
Tout comme leurs prédécesseurs, les Raux privilégient un fonctionnement spécifique où toute une variété de cultures voient le jour. Ainsi, pommes de terre, betteraves, haricots, maïs et blés côtoient les pieds de tabac blond Virginie aux larges feuilles. Il est de toute façon essentiel pour la terre qu’elle ne soit pas cantonnée à une seule et unique culture, de façon à la laisser « respirer et contribuer à sa richesse » explique-t-il.
Pommes de terre, betteraves, haricots, maïs et blés côtoient les pieds de tabac blond Virginie aux larges feuilles.
Pour la région, c’est une histoire vieille de plusieurs siècles. En premier lieu, l’importation du tabac en France se fait par l’intermédiaire de Jean Nicot, dont le nom baptisera le composé principal : la nicotine. Il propose alors des graines aux puissants, et ce, principalement dans un but curatif. Le succès est quasi immédiat. Ces mêmes graines lui sont données par un commerçant flamand, à croire que le Nord-Pas-de-Calais est aux prémisses de l’importation et de l’exploitation de la fameuse plante sur les terres nationales. La culture du tabac y est apparue assez tôt ; les deux départements se voient octroyer le droit de cultiver la plante dès 1816 et l’on compte 50 ans plus tard 1 502 planteurs dans le Nord et 2 747 planteurs dans le Pas-de-Calais.

Benoît compare différentes qualités de feuilles issues de la récolte en cours

Si la culture du tabac est autorisée dès Napoléon 1er, elle ne prospère que sous un contrôle absolu. Le monopole d’État sur le tabac court durant deux siècles (par l’intermédiaire de la SEITA), jusqu’en 1976 où l’ouverture du marché commun abolit les droits douaniers. Aujourd’hui, des coopératives régionales plus ou moins étendues régissent le suivi global de la culture du tabac et l’usine de première transformation se trouve à Sarlat, berceau reconnu de l’exploitation de la plante.
Ce type de culture vise la plupart du temps l’appoint ou la subsistance. Elle représente généralement, tout comme chez M. Raux, un huitième des cultures globales. Ce dernier n’est pas vraiment friand du terme. La plante jouit toujours, selon lui, d’une valeur ajoutée importante. Le tabac permet, certaines belles années, une rente intéressante (30 à 40% du chiffre d’affaires). Ce rendement nécessite cependant, un fort investissement économique et la maîtrise de gestes et techniques spécifiques. Pourtant, Benoît est catégorique : « C’est une culture qui nous fait vivre » et qui a sauvé l’exploitation des Raux au moment où le poireau n’était plus rentable. Gérard est fier d’avoir pris ce virage, celui du « Travail pour l’industrie » mais les doutes à propos de l’avenir subsistent.
C’est en cela que la culture du tabac lui colle à la peau, et ce malgré le fait qu’elle soit plus complexe que mettre bas une vache.
Faire jaillir les pieds de tabac des entrailles de la terre et travailler ses feuilles ne sont pas une mince affaire. Pour Benoît, tout l’intérêt est là. La culture de la plante, il la voit comme un challenge même s’il ne connaît que trop bien le déterminisme naturel dont lui et ses camarades sont tributaires. La dernière récolte a été catastrophique, mais cette année tout semble rentrer dans l’ordre. Les pluies ont cessé assez tôt et l’ensoleillement ne s’est pas fait attendre. La terre est assez riche pour porter au mieux les plants de tabac et espérer des feuilles épaisses qui résisteront aux passages successifs dans les fours.
Le vent reste l’ennemi intime. Les pieds qui flanchent sous ses bourrasques ne pourront servir la récolte. Le rendement que se fixe notre agriculteur équivaut à 2.5 tonnes de tabac produit pour un hectare planté. Ce chiffre semble énorme, mais « on est loin des exploitations prolifiques d’Alsace » confie-t-il. En effet, l’est de la France dispose d’un climat continental qui permet une plus grande production, presque le double pour une surface identique. Elle fut tout comme le Nord ou le Pas-de-Calais une des premières régions autorisées à cultiver la plante ayant jadis traversé les mers et océans. Le moteur de Benoît dans le secteur agricole repose sur cette volonté d’entreprendre toujours plus, de se fixer des défis. C’est en cela que la culture du tabac lui colle à la peau, et ce, malgré le fait qu’elle soit « plus complexe que mettre bas une vache ! ».

●
Tabac, lève toi !
Les graines sont achetées à partir d’un catalogue fourni par la coopérative régissant la zone géographique dans laquelle le planteur se trouve. Benoît prépare ensuite tout un plateau de semis flottant qui œuvre durant deux mois. Puis vient le repiquage dans le champ, inaugurant la dernière demeure des graines. Les pieds de tabac évoluent dans leur univers terreux en moyenne deux mois et les Raux façonnent la parcelle en la binant, la désherbant et la buttant.
L’eau peut être utilisée de manière assez responsable au vu des bonnes précipitations de la région : « Chez nous, pas besoin d’irrigation ! ». Les pieds mesurent en moyenne un bon 1.80m et lorsque les cimes commencent à fleurir, c’est le signe pour l’agriculteur du début de l’écimage ou étêtage. Il procède de manière manuelle. Les trônes en fleur postés au plus haut des pieds sont sectionnés afin de concentrer la croissance de la plante sur les étages foliaires les plus productifs. Un alcool gras est pulvérisé sur les bourgeons auxiliaires afin de les brûler (procédé appelé l’inhibition) et espérer toujours plus d’énergie déployée pour la croissance et robustesse des feuilles sur chaque étage.
Aujourd’hui, le ramassage est automatisé et M. Raux continue de l’effectuer sur plusieurs jours afin de laisser une chance aux feuilles les moins mûres. La modernisation de la pratique demande quelques ajustements. Par exemple, la largeur des troncs doit être plus conséquente pour permettre un passage utile de la machine et une meilleure coupe du pied de tabac. La technologie a tout de même permis une réduction des coûts liés à la main d’œuvre encore nécessaire il y a quelques années. Gérard Raux explique : « La récolteuse fait le travail de cinq personnes ! ». Au milieu des sillons terreux, la machine rouge est une révolution de taille pour les planteurs.

Bernadette Raux, postée à la table de suivi. Elle effectue le dernier contrôle sur la qualité des feuilles.
●
L’orfévrerie végétale
Après le ramassage, on entame la transformation des feuilles. Le séchage d’une récolte de tabac recouvre de nombreux processus complexes. La main de l’Homme doit façonner, par étape, la plante qui dégage déjà tout un panel d’odeurs reconnaissables : la myrrhe, la cendre, le cuir… Le tabac cristallise dans ses effluves tout un ensemble de notes et ravivent les nez les plus fins. Pas étonnant qu’il soit une fragrance très appréciée de la parfumerie française. Benoît commence par faire jaunir les feuilles récoltées. Le but ici, comme il le rappelle est de « faire suer le végétal au maximum », une opération qui peut durer 48 heures et que l’on renouvellera à chaque nouvelle récolte. « On brûle de l’eau ! » lance-t-il sur le ton de la plaisanterie. Et pourtant tout est dit. Les feuilles sont placées dans plusieurs étagères métalliques disposées à l’intérieur des fours-containers. Ceux-ci sont alimentés par une chaudière permettant de les chauffer ou les humidifier.
Benoît doit ensuite fixer la couleur des feuilles sans corrompre leur matière. Une étape délicate s’étalant sur 24 heures et qui déterminera la qualité du produit final. Il intervient ici comme l’artiste-peintre cherchant à fixer l’ambiance d’un paysage. Il vient jouer sur la teinte de la feuille en la faisant réagir à la chaleur et à l’eau. Lorsque la couleur atteint un jaune assez clair, on s’occupe de la nervure centrale de la feuille. Celle-ci est encore gorgée d’eau en comparaison au limbe (surface plane de la feuille) où elle a pratiquement disparu. La nervure centrale sera présente dans le produit manufacturé. Il n’est pas rare, en effet, de croiser de petits morceaux de bois dans les paquets de tabac à rouler ou d’en voir déborder des cigarettes standards. Benoît explique qu’elle sert autrement à fabriquer les gammes light. Rien ne se perd dans l’industrie du tabac. Lorsque les nervures centrales ont diminué fortement leur volume, on dit du tabac qu’il est braisant. Le limbe se délite au moindre froissement pour n’être plus que poussière jaune. En l’état, le produit ne peut être vendu, mais « il est possible de le fumer et d’en apprécier le goût. » confie notre agriculteur avec le sourire. Les feuilles vont être réhumidifiées à l’intérieur des fours en diminuant la température pour atteindre 34 degrés. La durée du processus peut osciller entre une et cinq heures. Cette étape marque la fin du séchage et de l’utilisation des fours.
La myrrhe, la cendre, le cuir… Le tabac cristallise dans ses effluves tout un ensemble de notes et ravivent les nez les plus fins
Les Raux procèdent maintenant à un triage minutieux. Ce passage obligatoire pour les feuilles de tabac nécessite de la main-d’œuvre, et ce sont ainsi père, mère et fils qui s’attellent à la tâche. Benoît est en début de chaîne et s’occupe d’incorporer, à l’aide de sa fourche, les amas de feuilles jaunies dans un démêleur d’acier artisanal. En tournant sur lui-même, le cylindre grillagé relâche les différentes impuretés : feuilles mortes, poussières… Les feuilles libérées des saletés sont ensuite acheminées vers une table de suivi où Bernadette observe chacune d’entre elles afin de garantir un produit de qualité en écartant les feuilles anormales. En bout de chaîne, Gérard s’occupe du conditionnement. Cette ultime étape n’est pas à négliger puisqu’elle est en quelque sorte la signature des longs mois de labeur. Les feuilles de tabac sont entreposées dans des cartons puis comprimées à l’aide d’une presse automatique. Celle-ci est indispensable, elle permet de confectionner des unités équivalentes. Ce sont des cartons de 100 kg de feuilles de tabac qui partiront vers l’usine de premier conditionnement à Sarlat. Les cartons sont ensuite étiquetés pour garantir la provenance à l’acheteur grâce à un numéro de série représentant l’exploitation des Raux.

Benoit charge le tambour artisanal dégageant les impuretés des amas secs de feuilles de tabac.

●
Une culture mise au pas
Les sujets liés à l’agriculture sont des chemins sur lesquels Benoît Raux aime s’établir afin de susciter les questionnements et témoigner de sa pratique au quotidien. Lorsque est abordée la question des subventions allouées à l’agriculture du tabac, il se gausse pour nous spécifier que l’Europe a fait son travail de sape il y a quelques années en sortant la culture du tabac de la Politique Agricole Commune (PAC). Mais là n’est pas le souci selon lui : « Pour tout vous dire les subventions, on s’en fout ! Ce que nous voulons, ce sont des prix constants et viables ! » Des prix, qui, il y a 20 ans, les ont contraints à diminuer fortement la culture de poireaux pour aller vers celle du tabac. De plus, il existe toujours des enveloppes financières pour produire, les DPB (Droit à Paiement de Base). La question centrale est donc celle-ci : quelle reconnaissance pour la base de la chaîne ? La réponse est évidente pour Benoît : « Aucune ! ». Selon lui, l’agriculteur a perdu sa force de position. Les cultivateurs ont « la tête dans le guidon » et n’ont plus le temps de réfléchir à des actions politiques ciblées. Et pourtant, c’est une bataille sur les prix que les récoltants devront mener selon les Raux.

Benoit Raux, cultivateur de tabac.

Gérard Raux se charge du conditionnement à l’aide d’une presse automatique.
●
la fin d’une histoire pluriseculaire ?
Les coopératives tabacoles ont-elles bien compris qu’il était nécessaire de « redonner confiance dans la production à travers des prix rémunérateurs » comme l’expliquaient les responsables de la très récente coopérative agricole du nord de la France. Il poursuit : « Le tabac nécessite une main-d’œuvre saisonnière et les charges salariales nous empêchent d’embaucher. Il faut nous laisser travailler ! ». Il y a quelques années, ils cultivaient jusqu’au double, à savoir 6 hectares de plants de tabac. Mais la famille s’est vite ravisée : « On était totalement débordé ». Là encore, une plus grande production appelle une main-d’œuvre et un appareillage supplémentaires (les fours à tabac sont onéreux). Des investissements complexes dans un contexte politico-économique laissant peu de place aux prises de risques même bien pensées. Pourtant, comme il le rappelle, le tabac reste « une culture qui engraisse bien l’État ». En effet, les politiques anti-tabac vont bon train depuis une dizaine d’années et contribuent tout autant au renflouement des caisses qu’à la fébrilité du secteur. Benoît n’entre pas dans ce débat, pour une fois, et ne se considère pas pro-tabac, du moins il ne se revendique pas comme tel. L’évolution de la législation entourant la culture du tabac a été mouvementée. Elle est une succession mathématique de mise au pas des cultivateurs (des industriels et des buralistes également) et risque aujourd’hui de partir en fumée au nord de la France.
En France et dans le Nord-Pas-de-Calais en particulier, le déclin de la filière est réel. Assistons-nous aux dernières récoltes du Nord ? La mort en 2012 des derniers cultivateurs des Weppes annonce, d’une certaine façon, la fin d’une époque. Les différentes fusions de coopératives depuis 2007 en disent long sur cette crise. N’est-ce là qu’une « économie d’échelle de la part des coopératives tabacoles » comme le prétend Benoît Raux ? Comment expliquer le fait qu’il soit aujourd’hui le dernier cultivateur de tabac dans la zone de Phalempin, alors qu’ils étaient cinq il y a quelques années ? Gérard Raux est plus pessimiste que son fils : « On a de la chance de dépendre d’Alsatabac, ils maintiennent en vie la production du nord de la France ! » Les liens qu’entretiennent l’Alsace et l’Allemagne permettent un sursaut dans la branche, mais pour combien de temps ? Nos voisins germaniques continueront-ils à acheter une grande partie des stocks de la coopérative agricole étendue ? Néanmoins, les doutes du patriarche persistent : « Les personnes qui dirigent sont des spéculateurs ». Le secteur agricole du tabac n’est plus celui d’antan. On compte aujourd’hui 85 planteurs pour tout le Nord-Pas-de-Calais, la Loire et l’Alsace. Actuellement, le nombre de planteurs dans toute la France équivaut au nombre de planteurs dans le département du Pas-de-Calais en 1850.
« On a de la chance de dépendre d’Alsatabac, ils maintiennent en vie la production du nord de la France ! »
Benoît ne montrera pas ses inquiétudes même s’il confie être pris par des angoisses quelques fois. Il ne veut pas cependant sombrer dans ce pessimisme généralisé (malheureusement justifié) propre au secteur de l’agriculture. Il continuera tant bien que mal à développer son activité et contribuera par la même à l’embauche et à la création de revenus. Bien que la culture du tabac se soit modernisée ces quinze dernières années, elle n’en reste pas moins gourmande en main-d’œuvre. On estime à 20 000 le nombre de saisonniers travaillant sur les campagnes tabacoles. Le problème reste celui de l’installation et du renouveau de la filière. Tout comme chez les Raux, peut-on s’attendre à voir apparaître une relève dans le secteur au niveau régional, et même national ? Concevoir la probabilité de nouveaux entrepreneurs agricoles dans une conjoncture si complexe paraît impossible. Quant à la région, des soucis supplémentaires viennent se greffer à ces divers questionnements. Le morcellement de la terre va bon train, l’étalement des centres ou agglomérations couvre de ses tentacules les dernières portions de terres nobles. Les nouveaux terrains constructibles sont visibles depuis l’exploitation des Raux et les énervent profondément. D’ailleurs, les voisins eux-mêmes « sont agacés par les bruits provenant de l’exploitation » explique Bernadette, un peu confuse face à la situation. Benoît lève l’index en l’air en laissant apparaître un sourire goguenard et lance comme s’il s’agissait d’une injonction de la cour : « Attention, pas plus loin la Martine ! » Le message est passé.
●