Aléatoire

L’acteur qui ne jouait pas

Dans la série P’tit Quinquin de Bruno Dumont, il incarne le truculent commandant Van der Weyden, chargé de mettre la main sur un tueur qui planque ses macchabées dans le cul des vaches. Dans la vie, Bernard Pruvost assemble des pièces de tuyauterie dans une entreprise de la zone industrielle de Calais. Portrait de l’artiste en acteur.

Photographie
Samuel Lebon
Rédaction
Clémence de Blasi
#2 – Juin 2015
Quinquin

Son visage m’avait scotchée. On aurait dit que chaque élément qui le composait était indépendant des autres et vivait sa vie propre, le nez – la bouche – les yeux. Une trogne en éruption continue, agitée de soubresauts et de tics grand-guignolesques. Merde, j’avais pensé tout haut, son visage clignote.

Quand il se mettait à parler, c’était presque pire. Les mots trébuchaient, se télescopaient, pour finir par ne former plus qu’un grommellement, une pâte de langage. On dirait qu’il ne comprend pas un traître mot de ce qu’il raconte, avais-je ajouté pour moi-même. Ce type crevait l’écran. Quel acteur, bon sang ! Au générique, accolé à celui du commandant Van der Weyden, il y avait un nom tout simple : Bernard Pruvost. Je me mis à sa recherche.

Bernard n’avait pas mis ses gants, le brigand.

Bernard et les apôtres

Zone industrielle de Calais. Temps gris. Je pénètre dans un vaste entrepôt, peuplé de palettes de bois et d’outils métalliques. Mon regard parcourt la salle à toute berzingue, avant de s’arrêter net. Nous y sommes.

Autour d’une imposante table de bois clair, une demi douzaine de manutentionnaires en bleu de travail s’appliquent à assembler des boulons deux à deux, avant de les déposer dans une caisse de plastique. Bruit des écrous qui s’entrechoquent à intervalle régulier, murmure des conversations qui fusent et s’interrompent. Absorbés par leur tâche, réunis de part et d’autre comme des convives au repas dominical, on dirait des apôtres. Parmi eux, sous les néons qui éclairent la scène d’une lumière blanche et bourdonnante, j’aperçois soudain le commandant Van der Weyden. Il se débat avec un boulon.

Un autre jour, nous le trouvons affairé avec des restes de bobines de fibre. Il les vide à l’aide d’une machine bricolée maison, qui fait office d’aspirateur. Surpris par notre arrivée, il s’entaille un doigt avec le fil. Un rien le perturbe, et fait resurgir ce regard paumé, ce visage qui trépigne si reconnaissables.

« Ils croient que je touche de l’argent pour les photos… »

« Ils croient que je touche de l’argent pour les photos… », glisse un Bernard inquiet, en jetant des regards suspicieux de gauche et de droite. Pour ses collègues, il est désormais le mec qui est passé à la télé. Ce qui fait la différence, forcément. Et crée d’inévitables jalousies… À l’évidence, les railleries l’atteignent, le touchent. Bernard est inquiet pour son retour à l’atelier, le lendemain. Il répète à l’envi qu’il « ne se laissera pas faire », comme pour s’en persuader lui-même. S’il le faut, il ira trouver la responsable. Et tant pis pour les moqueurs !

J’attends Bernard Pruvost sur le parking de son lieu de travail, Les Ateliers du Channel, qui emploient des personnes « en situation de handicap ». C’est la fin de la journée, il fait un vent à décorner les cocus. Dans le vestiaire des hommes, Bernard enlève son uniforme de travail, qu’il range dans un casier, sur un cintre, avant de se mettre au volant de sa Twingo verte. Une acquisition récente, dont il est plutôt fier. Direction le quartier des Fontinettes, à Calais. Un quartier où il a emménagé, seul, il y a un peu plus d’un an ; il y loue le rez-de-chaussée d’une petite maison de briques.

Les murs blancs de son domicile sont entièrement nus, à l’exception d’un petit crucifix et d’une photo de ses enfants. Ils sont grands, maintenant. Peu de meubles. Un canapé, un micro-ondes, une coupe pour les fruits de saison et une lunette de toilettes humoristique : un appartement de célibataire, petit mais bien entretenu. Ici, l’acteur peut s’adonner librement à ses loisirs. Avancer sur son puzzle géant (on devine un paysage paradisiaque), penser à l’aménagement de sa parcelle de jardin ouvrier ou faire un jeu sur son ordinateur. Il me montre, puis m’oublie, et enchaîne quatre ou cinq parties en fronçant ses sourcils broussailleux derrière des lunettes rectangulaires.

La vie sur un fil, dans la série comme en civil.

La possibilité d’une suite

Sur la nappe cirée multicolore où il prend tous ses repas, je note la présence de coupures de presse, empilées proprement. Toutes évoquent Le P’tit Quinquin. En termes plus ou moins élogieux, d’ailleurs : à sa sortie, la série a fait largement jaser dans toute la région : déclaration d’amour au Nord-Pas-de-Calais du réalisateur de La Vie de Jésus, ou simple foutage de gueule ? Chaque épisode plongeait le spectateur dans un abîme de perplexité. Bernard n’a pas vraiment d’avis sur la question, mais il a gardé tous les articles qui parlent de lui. Plusieurs numéros de La Voix du Nord, et aussi des journaux nationaux.

Il parcourt les titres, en ouvre un par le milieu, dont il tourne les pages en humectant son doigt avec un peu de salive. Au fond, qu’est-ce que ça a changé, pour lui, le succès ? « Au départ, j’ai eu un peu de sous, et puis j’en ai plus eu, c’est tout ! Il se gondole, un bras négligemment passé sur le dossier du canapé. J’ai changé de voiture, c’est déjà ça ! Et là si on fait une suite c’est pareil, ce sera juste une voiture plus grande ! »

“Au départ, j’ai eu un peu de sous, et puis j’en ai plus eu, c’est tout !”

La possibilité d’une suite, Bernard y croit dur comme fer. Il veut y croire à sa chance, celle qui l’a propulsé acteur à l’été 2013. Aux acteurs professionnels, le réalisateur Bruno Dumont préfère des amateurs rencontrés sur place, dans le Nord-Pas-de-Calais. C’est dans une association d’insertion que l’assistant du cinéaste dégote Bernard Pruvost, la cinquantaine tassée. À l’époque, il enchaîne les périodes d’intérim et de chômage. Le voilà acteur, après qu’un premier commandant ne déclare forfait pour raison médicale.

Pendant le tournage, qui a eu lieu entre Audresselles, Ambleteuse et le Cap Gris-Nez, tout n’a pourtant pas été rose. Pas facile de retenir son texte quand on n’y est pas habitué. Le problème est réglé avec une oreillette : Bernard n’a qu’à répéter les phrases qu’on lui souffle pendant le tournage. Un texte auquel il insuffle un racé peu ordinaire, quelque chose de décousu, d’enfantin, un comique terrible : quelque chose de lui, exactement.

Dans les pas de Van der Weyden, chaque sortie ressemble à une enquête

Bernard et les gendarmes

Sur son ordinateur, il lance le DVD de la série. Aussitôt, il est pris. L’acteur est très bon public : il rit volontiers, fronce les sourcils quand la situation se complexifie et retient même son souffle pendant les cascades. Sous mes yeux, le voilà qui vit à nouveau les scènes, littéralement. C’est qu’il a donné de sa personne pendant le tournage ! Sur le petit écran, je vois son double partir dans un vol plané tout à fait chaplinien devant la porte d’une ferme. « Celle là, je l’ai faite qu’une fois, la roulade, il m’explique, elle a été bonne du premier coup ! » Combien de fois a-t-il déjà vu ces images ? Impossible à dire : en tout cas, il n’a pas l’air de s’en lasser.

Bernard m’amène en voiture jusqu’à « son QG », un bar de Blériot-Plage. Impressionnés par la série, les propriétaires du troquet tenaient à le rencontrer. Depuis, il est devenu un habitué des lieux. De temps en temps, comme ce soir, il y donne même rendez-vous à Cindy. Dans le film de Bruno Dumont, la jeune femme dirige l’équipe des majorettes. Dans la vie, elle est chef de caisse chez Lidl, et maîtrise parfaitement le bâton de majorette. Après le tournage de la série, ils ont continué à se voir. Ils se connaissent depuis seulement deux ans, mais on croirait que ça fait bien plus. « Le succès du P’tit Quinquin, ça n’a rien changé, il a toujours été comme ça Bernard, à rigoler, dire ses blagues…», glisse une Cindy rayonnante alors que son acolyte commande un café au comptoir.

“Le succès du P’tit Quinquin, ça n’a rien changé, il a toujours été comme ça Bernard, à rigoler, dire ses blagues…”

Il reconnaît quand même que ça a peut-être été un peu plus facile, après la série, de trouver du boulot. Et puis il a eu quelques opportunités : cette année, il a été invité avec Cindy au gala des gendarmes de Calais, heureux de se faire photographier avec le commandant, képi sur la tête. Une agence de communication de Wambrechies lui a même demandé de renfiler le costume le temps d’une vidéo de présentation de ses vœux. Elle a été tournée le lendemain de Noël, dans son propre salon.

Bernard cogite, il s’agite, il rejoue la scène

Pour la forme, il fait mine d’être grincheux et d’avoir froid. En vérité, Bernard semble ravi de retourner avec nous sur les lieux du tournage de la série. Il s’amuse de nos hésitations pour retrouver le bon blockhaus, celui à la vache. Il pose facilement, joue de bon cœur avec le pistolet factice. Quand une voiture de gendarmerie nous dépasse, le voila qui fait même un peu le fier-à-bras, comme s’il était encore des leurs.

À Blériot-Plage, derrière le comptoir du bar, un DVD de la série trône fièrement sur une étagère, entre deux rangées de verres retournés. Bernard l’attrape, et lit la couverture, en détachant bien chaque syllabe : « Bernard Pruvost, le meilleur gendarme que le cinéma français ait produit. Depuis de Funès. Ils me comparent à de Funès, dans le temps ! C’est bien, hein ? ». Il m’adresse un clin d’œil. Heureux d’avoir joué, le temps d’un été, un bon tour à la France.