Aléatoire

Un paradis retrouvé

La belle époque est de retour ! À l’heure des crises en tous genres et du marasme ambiant dont les médias sont les premiers relais, on note un enthousiasme grandissant autour des bals folk et cafés dansants de la région. La belle époque nous appelle, nous susurre à l’oreille de la faire vivre une nouvelle fois. d’où peut bien provenir cette douce ferveur, qui pousse les jeunes et moins jeunes à épouser un temps bel et bien révolu, dont l’héritage culturel fait encore des émules ?

Photographie
Walter Henno
Rédaction
Hicham El Mokhtari
#1 – Février 2015
Orgues

Il est presque seize heures trente lorsque Walter, un des photographes de l’équipe, et moi-même dépassons un panneau indiquant le village d’Herzeele. La route qui mène au café et que nous empruntons depuis bientôt une demi-heure recèle de vraies pépites. La départementale trente-sept serpente dans les champs et croise par instant le chemin de vieux corps de fermes en l’état ou refaits à neuf. Ces bâtisses rurales participent à l’agencement subtil du paysage bocager. Des sous-bois ou d’anciennes forêts s’étalent le long de la route sinueuse qui rejoint ce village des Flandres.

L’histoire de cette région a considérablement marqué l’aspect des campagnes et des terres. Jadis, cette terre était surnommée Houtland ou le Pays des Bois. Les champs témoignent d’un passé particulier où les Hommes menèrent une lutte pour leur survie au beau milieu de terres sablonneuses totalement stériles. Le « voyage » vers Herzeele et le café des orgues s’apparente à un subtil retour dans le passé d’une partie de notre pays. Je me surprends à penser que cette région qui m’a vu naître a encore de nombreuses choses à livrer sur son histoire.

Un air qui nous fait valser vers une autre époque.

Entrée en piste

Au fur et à mesure que notre fiacre à moteur avale le bitume, nous apercevons plus distinctement une bâtisse qui se dresse sur un carrefour, dans le centre exact du village. Il paraît impossible de ne pas remarquer l’endroit, tant il en impose avec sa double façade d’envergure. Sa taille considérable est mise en valeur par un bardage simple et un peu passé, dans les tons clairs, qui illumine le reste de la rue et sublime la brique rouge traditionnelle. L’enseigne de métal arrondie indique « Café des orgues ».
L’endroit semble attirer la foule. Une farandole mécanique de quatre roues évolue devant la belle et large façade. C’est à celui qui établira le camp de base en premier ! Une fois stationnés, nous rejoignons religieusement le café d’angle. Il plane comme une atmosphère d’excitation au-dessus du trottoir. Comme à l’entrée d’une première boum, chacun s’arrange furtivement comme pour ne pas être vu, avant de passer le seuil de la porte.

Comme à l’entrée d’une première boum, chacun s’arrange furtivement comme pour ne pas être vu, avant de passer le seuil de la porte.

Une femme rabat ses longs cheveux en une boule épaisse et mobile qu’elle fixe sur le haut de son crâne pendant qu’un homme d’un certain âge réajuste son veston et ses favoris dont les touffes s’éparpillent naturellement sur le contour de son visage. Tous ces gestes sont faits dans un seul et même but : réussir son entrée. Les rythmes cardiaques accélèrent à chaque fois qu’un nouveau pas est fait en direction de la porte. Ce lieu vient comme engloutir de sa chaleur toutes les âmes gravitant aux alentours. Il se présente comme un trou noir où toute temporalité est à bannir.

La vie aux orgues

L’entrée dans le café se fait en deux fois. La première porte laisse place à un sas faisant office de vestiaire. Les clients sont encouragés à s’alléger de leur laine ou pardessus qui pourraient être futiles et même gênants une fois à l’intérieur, tant l’atmosphère semble être chaleureuse. Cette première pièce tient déjà toutes ses promesses. Elle se présente comme l’antichambre de ce voyage dominical vers un passé plus si proche, où l’époque était encore jugée belle. Derrière les portes battantes qui nous séparent de l’épicentre du lieu, j’aperçois des formes aux couleurs vives qui virevoltent. Celles-ci m’apparaissent, à travers les épais carreaux de verre, comme autant de tâches que l’on croirait sorties d’un tableau impressionniste. Une odeur de vieilles boiseries et de vernis est distillée en continu. Un courant d’air chaud typique des périodes estivales, généré par le va-et-vient des entrées et sorties, se charge de rendre volatile toute une gamme de senteurs allant des onguents féminins aux odeurs de friture et de houblon. On assiste à un vrai ballet ! Des personnes entrent et sortent, cigarette logée à la commissure des lèvres et veste sur l’épaule. On entre en riant nerveusement et l’on sort en pleurant de joie.

« Bon, quand même, la danse c’est quelque chose d’important pour nous, un bon moyen de se retrouver »

Walter et moi-même sommes devancés par un couple d’expérience qui, à en croire une habituée du lieu, « s’est mis sur son trente-et-un ». Ghislaine et Jacques sont mariés depuis vingt-six ans et viennent « aux orgues » chaque dimanche depuis plusieurs années. C’est pour eux un bon moyen de « rester en contact » avec les amis mais aussi de « s’en faire de nouveaux », m’expliquent-ils. Ghislaine, quant à elle, nous confie : « Bon, quand même, la danse c’est quelque chose d’important pour nous, un bon moyen de se retrouver ». Ce que l’on comprend aisément après plus de vingt-cinq ans de vie commune. Le couple nous sourit une dernière fois puis s’éloigne.

À l’ouverture de la seconde porte, les formes aperçues à travers les larges vitraux se personnifient peu à peu et sont bientôt reconnaissables. Un bar immense s’étale et indique le chemin à suivre. Une petite dame vêtue de noir et arborant un large sourire est postée derrière celui-ci. À sa gauche et faisant face à l’entrée : le maître des lieux, Bernard Ameloot. L’homme domine la pièce du haut de son tabouret et se charge de la balayer du regard, tenant en permanence son carnet et de quoi écrire. Le patron discute peu et semble habité par de nombreuses interrogations. Le bref entretien que nous avons m’en apprend un peu plus. Il évoque rapidement l’entreprise familiale ouverte dans les années 60 et tenue avant lui par ses parents, et ses grands-parents avant eux. Je tente de comprendre cette passion qu’on lui a transmise, mais celle-ci paraît plus proche du fardeau. Bernard Ameloot semble maintenir en vie un lieu par la seule force de sa volonté. Et que l’on ne lui parle pas de danse ! « Je ne danse pas, je travaille. Quand je ne travaille pas ? Je ne danse pas non plus. Point. » Son ton sec me refroidit quelque peu et je n’arrive pas encore à me l’expliquer. J’y reviendrai.

La musique et la danse rapprochent.

L’endroit est une vaste salle pouvant accueillir jusqu’à deux cent cinquante personnes. Les plafonds y sont très hauts et l’espace est délimité en son sein par de longs alignements de tables en bois, où est assise une multitude de petites troupes. La pièce est occupée par trois orgues de barbarie. Au fond, à l’instar d’un autel, trône le premier, gigantesque, de marque Mortier. De plusieurs mètres de hauteur, le géant se pare de ses habits de bois vert et jaune pâles. Le second lui faisant face est quasiment construit et orné à l’identique. Enfin le dernier, dont l’allure dénote une vie plus brève, occupe tout un pan de mur au centre de la pièce. Il étonne par la modernité de ses sons, émanant entre autres, d’un accordéon grenat positionné au centre de l’appareil et jouant, pour ainsi dire, tout seul.

Les machines sonores diffusent de chaudes volutes, enveloppant l’endroit d’un duvet musical dans lequel de nombreux convives se blottissent. Rumba, tango, danse de salon, java, guinguette… Chaque style occupe une place prépondérante dans l’éventail du répertoire musical que proposent les géants de bois. Leur son est si aérien qu’il supplante amplement les cliquetis des couverts en métal dans les assiettes, les alertes vocales du serveur à destination du bar ou des cuisines et même le brouhaha inintelligible des discussions d’une petite centaine de personnes. On peut entendre une dispute éclater à une table voisine : « Mais arrête, tu m’énerves ! », des personnes se lèvent brusquement et se réconcilient aussitôt. Les orgues rassemblent. Leurs sonorités opèrent comme des vagues emportant le plus grand nombre dans leur roulis, dans une union quasi sacrée.

Christian, 69 ans et Cécile, 66 ans.

Roulez jeunesse

Ici et là, on aperçoit des visages juvéniles formant de petits groupes, dont l’accoutrement, parfois, interpelle les plus âgés que l’on imagine aisément sourciller. Ces premiers participent de plus belle au concert des rires et cris qui se jouent dans la grande salle. On pourrait penser que ces visages ont été épargnés par le temps, jouissant d’une fontaine de jouvence jamais tarie. Rien de tout cela ! Le café des orgues n’est en aucun cas réservé à un public d’un certain âge et n’a rien du « repaire à bigotes » . Ce que nous pensions être des personnes très bien conservées s’avère être de réels représentants, tout comme nous, de la génération Y !

Le clivage générationnel est bientôt balayé par les sonorités graves des orgues, catalyseurs d’un mouvement de la foule allant des tablées vers la piste de danse. Chacun se trouve un ou une partenaire et l’accompagne au centre de la vaste salle. On voit ainsi s’amorcer chez certains, ce qui s’apparenterait à des gesticulations en rythme et chez d’autres, rompus à la pratique de la danse en couple, des pas techniques ayant tout de la représentation.

Les rares applaudissements leurs sont dédiés. Lorsqu’ils s’arrêtent de danser et qu’ils retournent s’asseoir en marchant, on croirait qu’ils dansent encore.

Un couple y figure d’ailleurs en bonne place. À chacune de leurs sorties dans le grand carré central, les corps se retournent et les regards se fixent sur leurs jambes et leurs mains. Les rares applaudissements leurs sont dédiés. Lorsqu’ils s’arrêtent de danser et qu’ils retournent s’asseoir en marchant, on croirait qu’ils dansent encore.

Alors, on danse ?

La piste est investie par des personnes d’un certain âge, bien que l’on puisse voir de temps à autre un jeune couple prendre son courage à quatre mains, ou un petit groupe tenter une chorégraphie épurée. Au café des orgues, les plus jeunes sont de manière générale attablés et en position d’observateurs, scrutant la piste et les danseurs de loin. On peut les voir examiner avec insistance les faits et gestes des différents protagonistes entrés dans la danse ; et il n’est pas rare de les voir applaudir à la vue d’une prouesse technique. Les rires vont bon train également et la moquerie n’est pas absente de tout propos. Pour certains, cette piste de danse et ses acteurs ont tout du spectacle comique. Plus observateurs qu’acteurs, ils se laissent aller à la raillerie et à la description physique peu élogieuse. On sent poindre ici la moquerie comme un levier de protection ou le moyen permettant de se détacher du spectacle lui-même. Ces mots peu flatteurs résonnent comme autant de stratégies de défense, ou manières de se prémunir d’une gêne chez ceux dont le corps oppose une résistance naturelle aux rythmes, ceux pour qui la danse est un ennemi.

D’autres se contentent d’observer en silence, le sourire greffé sur le visage et les yeux mouillés par la tendresse d’un tel spectacle. Marion et Alice sont de ceux-là, elles viennent « découvrir le lieu » et ont toujours eu le goût « des vieilleries ». Les deux amies semblent apprécier l’ambiance inimitable du café. Derrière elles je m’entretiens un temps avec Jean-Luc qui vient de quitter la piste accompagnée de son épouse Erica. Le danseur m’explique qu’« avant, y’avait que des jeunes ici ! » et que lui-même a rencontré l’amour il y a quarante ans sur cette même piste que laisse apparaître l’agencement des vieilles tables. Je lui demande la chanson, la fameuse, celle qui a scellé son destin… Sa mémoire flanche. Son sourire quant à lui ne faiblit pas lorsqu’il suit du regard la course de son épouse venant le rejoindre comme au premier jour.

Le musée des orgues ?

À plusieurs égards, le Café des Orgues est un lieu hautement culturel. Beaucoup n’associe la culture qu’aux endroits protocolaires et froids que peuvent symboliser les musées ou lieux de la culture institutionnelle. Cependant, le lieu de vie qu’est un café peut représenter tout autant d’images artistiques ou de rites culturels.

Il est la manifestation de pratiques historiquement marquées qui témoignent d’un temps révolu. Plus encore, la survivance de ces pratiques et leur pérennisation tout au long des dimanches témoignent d’une volonté commune. Un patrimoine culturel immatériel s’exprime chaque fin de semaine à travers le rassemblement d’entités au sein d’un lieu chargé d’« histoires ». Un lieu garant de pratiques culturelles spécifiques, que l’on croyait mortes puisqu’elles ne font plus la norme. Un tel lieu n’a pas son pareil au niveau régional. En revanche, les discothèques et lieux de fête communément admis, où la fête est consommée le plus souvent de manière individuelle, prolifèrent et normalisent nos raisons et moyens d’échanger, de rencontrer… En ce sens, la présence récurrente d’un jeune public au Café des Orgues peut s’expliquer par la volonté d’une partie de la jeunesse de s’affranchir des carcans modernes de la festivité et de sa consommation.

Le lieu de vie qu’est un café peut représenter tout autant d’images artistiques ou de rites culturels.

Le bref entretien que j’ai avec Sébastien, lillois de 32 ans, peut servir d’exemple. Le jeune homme connaît le Café des Orgues depuis qu’il est enfant. Une ou deux fois dans l’année ses parents l’emmenaient dans ce lieu et il en garde un souvenir impérissable. Il est devenu par la force des choses et du temps, un nouveau « passeur de mémoire » au sein même de son groupe d’amis. Accompagné de quatre d’entre-eux, il leur fait découvrir ce qui l’a marqué enfant et leur intime l’ordre de le suivre : « Viens voir un soundsystem comme tu n’en as jamais vu. » Chacun a donc sa propre vision de ce lieu et s’approprie ces symboles de manière subjective. Là réside toute la beauté de l’endroit, creuset de représentations diverses dont l’interprétation n’a pas de limite et surtout pas de limite d’âge.

Les bals folk et cafés dansants comme celui des Orgues génèrent du lien social dont la qualité est autrement plus perceptible. Certes, on est en droit de se demander si la présence d’un jeune public dans ce sanctuaire marqué par son histoire et l’expérience de ses plus fidèles protagonistes, ne tient pas simplement du voyeurisme. Oui, probablement. En revanche, cette réduction ne peut nous convaincre pleinement. Ce serait tirer un trait sur la quantité de jeunes foulant la piste, partageant même à quelques reprises des pas de danse ou rondes avec leurs aînés. Ce serait omettre cette quête d’un paradis perdu pour une jeunesse qui peine à trouver des systèmes de valeurs auxquels se raccrocher. Ce paradis perdu peut être retrouvé ou identifié comme tel par certains dans l’enceinte des murs du Café des Orgues.

Lire le journal et boire un café sont aussi des activités du Café des Orgues.

Christian, fidèle à son haut de forme et son noeud papillon.

La Belle Époque cristallise de nombreux idéaux, rêves et fantasmes en France. La survie de la pratique des bals et cafés dansants (patrimoine immatériel) et la conservation d’objets propres que sont les orgues de Barbarie (patrimoine matériel) sont autant de digressions face à la dure réalité du quotidien. Parallèlement à ça, l’absence flagrante de tissage de liens sociaux, tout comme la réalité du clivage « intergénérationnel » au sein de notre région, poussent de nombreuses personnes à pallier ces lacunes à l’aide de solutions alternatives que peuvent symboliser les bals et cafés dansants. Qualifier le café des orgues de musée reviendrait à dire en somme que ce lieu de vie est mort, en ce sens que la culture y serait cristallisée, comme figée, faisant l’économie de toute temporalité et donc de renouvellement ou adaptations.

Un paradis voué à disparaitre ?

Je ne peux terminer cet article sans évoquer une dernière fois toute l’attention qu’un tel lieu mérite et toute l’urgence de le préserver. Posté derrière ma bière, je n’ai qu’à tendre l’oreille pour percevoir l’inquiétude de certains quant à la disparition programmée du café des orgues. « Dans dix ans, y’aura plus rien ! » déplore à haute voix la personne me faisant face une table plus loin. Des informations retentissant comme autant de bruits de couloir me parviennent : « Des Américains veulent acheter les orgues », « Ils proposent des prix plus qu’alléchants ! », « Les Américains, encore eux ! ». L’Atlantique et l’enclavement certain dans lequel se trouve le Café des Orgues n’ont pas suffi à préserver le lieu des regards intéressées de riches collectionneurs. Plus encore, l’absence totale de processus de conservation patrimoniale fait saliver les dents longues. Ces limonaires de marque Mortier, tout comme le lieu les accompagnant, n’ont pas de répliques, ou très peu. La rareté et l’histoire de ces objets attisent les convoitises. La vente des orgues sonnerait le glas du café.

« Des Américains veulent acheter les orgues », « Ils proposent des prix plus qu’alléchants ! », « Les Américains, encore eux ! »

Comment faire survivre un lieu en l’estropiant de ses meilleurs membres ? Comment expliquer qu’aujourd’hui, aucune démarche n’est mise en œuvre par les politiques publiques pour sacraliser le Café des Orgues, le hisser au rang de trésor régional ou national ?

Le ton sec et la mine fatiguée de M. Ameloot sont plus compréhensibles désormais. L’homme est confronté à un dilemme itératif, sans aucune bouée de sauvetage ni aide extérieure. Il subit depuis plusieurs années, les pressions économiques extérieures et ne pourra pas seul, préserver ce lieu unique au monde. Lui, qui ne supporte pas danser, s’est lancé dans une valse susceptible de s’arrêter à tout moment, et ce, au détriment d’un pan de notre histoire.