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Entretien avec un légiste
Tout a commencé par un jeu de piste dans le dédale de la cité hospitalière de Lille. Une véritable ville dans la ville, avec ses hôpitaux, son campus universitaire et ses avenues serpentant entre les immeubles et les parkings. Une ville où se retrouve toute une population de blouses blanches, d’étudiants pressés et de patients en attente de soins. C’est là, un peu en marge des installations principales, que j’avais rendez-vous avec Jocelyn Pollard, jeune médecin légiste dont la mission en ce jour était de m’initier aux subtilités et aux délices macabres de sa profession. L’entretien n’avait pas été facile à décrocher. Il faut dire que les légistes lillois, tenus au secret de la médecine tout autant qu’à celui de l’information judiciaire, s’étaient révélés être des poissons particulièrement difficiles à ferrer.
C’est par une après-midi grise et pluvieuse que je fis irruption dans leur univers. L’institut de médecine légale, l’IML, est un bâtiment moderne situé à la lisière de la cité hospitalière. J’étais à peine entré dans le hall qu’une odeur pestilentielle s’engouffra dans mes narines. L’idée qu’elle puisse provenir de la chambre mortuaire installée au rez-de-chaussée me traversa brièvement l’esprit, mais je préférai mettre ces déplaisants effluves sur le compte de canalisations défectueuses.
Médecin affable et sympathique, Jocelyn Pollard n’est pas le genre d’homme à vous mettre mal à l’aise ou à vous regarder du haut de son illustre fonction. Le jeune praticien accompagna sa poignée de main d’un sourire chaleureux et d’une invitation courtoise à passer dans la salle de réunion pour commencer l’entretien. Le magnéto enclenché et le stylo-bistouri en main, je commençai l’autopsie journalistique.
“C’est un métier qui va me passionner pour les dix ou vingt ans à venir.”
À 36 ans, le docteur Pollard est un des rares spécialistes de médecine légale de la région. Sept années de pratique experte en milieu hospitalier ont fait de lui un légiste confirmé et un membre émérite de la petite équipe médico-légale lilloise. Intronisé chef de clinique en novembre 2008, il contribue depuis à assurer le service après-vente de tous les cas de morts suspectes constatés au niveau régional. À l’écouter parler de son job, on sent que le gaillard a trouvé sa vocation : « c’est un métier qui va me passionner pour les dix ou vingt ans à venir, assure-t-il. J’ai trouvé la spécialité qui me correspond en tant que médecin. » Et ne lui parlez pas de routine, il a banni ce mot de son vocabulaire : « on n’a pas de journée type. Notre activité est avant tout déterminée par l’actualité et les faits divers. On peut se retrouver le matin en consultation avec des victimes, l’après-midi faire une autopsie et le soir se déplacer sur les lieux de découverte d’un corps. Bien sûr on a un planning, mais il est souvent remis en question. » Médecin légiste, un boulot de rêve ? C’est bien probable. À condition toutefois de ne pas être allergique aux cadavres.

La caisse à outils du légiste. Ces instruments permettent de collecter toutes sortes d’indices sur le corps autopsié.

Le méthanal, plus communément appelé formol, permet de fixer et de conserver les échantillons et les prélèvements biologiques.
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Les morts à l’égal des vivants
À l’instar de ses collègue, Jocelyn Pollard a pris l’habitude de regarder la mort en face et de plonger les mains dans ses entrailles. Nul besoin de le pousser à s’épancher sur des détails sordides pour deviner qu’il a dû en voir des vertes et des pas mûres, et surtout des blafardes. Car la médecine légale est un domaine que l’on ne saurait trop recommander aux âmes sensibles. Les cadavres autopsiés laissent souvent entrevoir la part sombre de la nature humaine, et il vaut mieux avoir le cœur bien accroché pour se confronter à ces réalités dérangeantes. Cela étant, il convient de ne pas considérer le métier de légiste à travers le seul prisme des affaires criminelles, des faits divers glauques et des histoires de meurtres sanglants.
On pense souvent que les médecins légistes entretiennent avec la mort un rapport ambigu, comme si la minutie avec laquelle ils se livrent à leurs opérations résultait d’une quelconque nécrophilie. Et pourtant, leur activité ne se limite pas à examiner des corps inertes dans l’atmosphère confinée d’une salle d’autopsie. En réalité, les spécialistes de médecine légale se retrouvent la plupart du temps en contact direct avec le monde des vivants et ils y sont même plutôt à leur aise. De par leur statut et leurs compétences, ils sont amenés à travailler de concert avec la justice et les services de police, dans le cadre d’enquêtes ou de procédures judiciaires. « Notre rôle est de faire l’interface entre le monde de la santé et celui de la justice. On s’efforce de rendre accessible le domaine de la santé aux magistrats et aux policiers avec qui on travaille, et qui ne viennent pas forcément de ce monde-là » note Jocelyn Pollard. Un indispensable travail de vulgarisation qui prend sa source sur les bancs des facs de droit ou des écoles de police, où les légistes se rendent régulièrement pour prodiguer une partie de leur enseignement aux futurs enquêteurs, magistrats ou juges d’instruction.

Une autopsie se fait obligatoirement en présence d’un officier de police ou de gendarmerie.
Un pied dans le monde des morts, un autre dans celui des vivants. Cela pourrait bien être leur credo. Car les médecins légistes sont avant tout des spécialistes du corps humain, que l’on ne sollicite pas uniquement en cas de décès. Le docteur Pollard précise les données du problème : « il y a deux activités distinctes en médecine légale : la thanatologie, qui concerne les morts, et la médecine légale du vivant. » En matière de vivant, les légistes sont amenés à recevoir les victimes d’agressions ou d’accidents, afin d’examiner leurs lésions et de vérifier la compatibilité entre les observations réalisées et la version des faits telle qu’elle a été rapportée à la police. Là encore, le tableau qui se dessine laisse apparaître de bien sombres tonalités. Car la consultation de médecine légale est un lieu où l’on voit parfois se manifester certains des plus sinistres travers du genre humain. Beaucoup de blessures que l’on qualifiera de légères et d’affaires relativement banales, mais aussi des cas d’agressions sexuelles, de violences conjugales ou de maltraitance d’enfants. Des situations pas forcément évidentes à gérer sur le plan émotionnel.
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Un cadavre au petit-déjeuner
Si on ne demandera jamais à des légistes de se muer en assistants sociaux, les facultés d’écoute et d’empathie font bel et bien partie de leur panoplie de super-médecins. Et s’avèrent fort utiles lorsqu’ils ont affaire, comme cela arrive fréquemment, à des personnes brisées et traumatisées. C’est pour faciliter ce travail d’accompagnement des victimes que l’IML s’est adjoint les services d’une psychologue. L’institut collabore également avec les services sociaux, ainsi qu’avec des associations d’aide aux victimes. Le but étant, indique Jocelyn Pollard, « de prendre en charge les victimes sous tous leurs aspects, pas seulement d’un point de vue strictement médico-légal. On fait en sorte de les orienter vers les bonnes personnes ou les structures adéquates. » Placement d’enfants maltraités dans des foyers ou des familles d’accueil, assistance juridique et informations apportées aux victimes de violences conjugales… À la consultation de médecine légale, les êtres les plus abîmés entrevoient aussi la lumière au bout du tunnel.
À la grande loterie des pratiques médico-légales, nous remportâmes le gros lot. Une autopsie en bonne et due forme, à laquelle nous fûmes conviés quelques jours plus tard, à 9h30 un mardi matin. En guise de petit-déjeuner, après le traditionnel café-croissant, on nous proposait ni plus ni moins que le cadavre faisandé d’un homme retrouvé l’avant-veille à son domicile. Une denrée pas franchement ragoûtante, mais l’attente avait été longue et nous n’avions pas l’intention de faire la fine bouche.

Avant d’être déshabillé et soumis à l’examen externe, le corps est pesé et mesuré. Des lividités cadavériques apparaissent rapidement sur la peau.
Bien vivant pour sa part, et toujours aussi avenant, le docteur Pollard revêtu cette fois de sa blouse blanche immaculée se dirigea vers les salles d’autopsie qui jouxtent la chambre mortuaire. Arrivé dans la salle n°1, il fit un bref exposé de la situation : « le corps n’a pas été retrouvé dans notre secteur. Il a été transféré ici sur décision du magistrat et l’autopsie a été programmée ce matin. On n’a aucune information pour le moment, on ne connaît pas encore les circonstances du décès. » À première vue le local était vide, rien ne semblait avoir bougé depuis que le jeune médecin m’avait fait visiter les lieux une semaine auparavant. Toujours la même propreté, la même lumière pâle accentuée par le carrelage blanc, les mêmes outils de dissection soigneusement disposés ; le tout composant une atmosphère un peu glaciale.
Pendant que le praticien délivrait les consignes et explications préalables, je passai distraitement en revue les différents éléments constituant la scène où les légistes s’apprêtaient à jouer leur partition. Mon regard s’arrêta net sur une masse informe recouverte d’une housse en plastique blanc. Un frisson d’effroi me parcourut l’échine, tandis que je commençais à distinguer un peu plus nettement les contours de l’être inanimé gisant à quelques centimètres. Troublante sensation que celle de se retrouver soudain en présence d’un cadavre, alors que ce dernier n’est encore qu’une vague forme blanche que l’on peine à assimiler à un corps humain.

Incision dans l’avant-bras pour déceler d’éventuelles lésions internes.

Après un crevé et l’examen interne de l’avant-bras, la partie ouverte est directement recousue.
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Danse macabre
Difficile de prendre pleinement conscience qu’un mort puisse se cacher là-dessous. Tandis qu’une partie de moi-même s’était déjà rendue à la sinistre évidence, une autre se refusait tout bonnement à l’admettre. Un trou dans la housse laissait pourtant entrevoir ce qu’il fallait bien se résoudre à considérer comme l’une des mains du malheureux. La peau jaunâtre de celle-ci lui donnait un aspect artificiel, me laissant penser qu’il ne s’agissait peut-être là que d’un vulgaire mannequin ou d’une statue de cire, et que nous étions les victimes innocentes d’une regrettable supercherie. Les doutes qui subsistaient encore à ce moment-là dans mon esprit furent brutalement dissipés à l’arrivée des deux brigadiers de gendarmerie chargés d’assister aux opérations. Le corps fut alors déballé dans toute sa nudité blafarde, sans autre forme de procès. Des assistants du docteur Pollard ainsi qu’un jeune interne vinrent se joindre à la petite sauterie. Vêtus de blouses verdâtres, gantés, coiffés de charlottes et affublés de masques de protection, les cinq médecins déclenchèrent les hostilités sans perdre de temps.
“C’est ce qu’on appelle des zones de prise. Quand quelqu’un est empoigné, ça peut laisser des traces à l’intérieur qu’on ne voit pas forcément à l’œil nu.”
Un étrange ballet se mit alors en place, comme une mécanique bien huilée que rien ne semblait pouvoir enrayer. Sous la conduite du docteur Pollard, le corps fut placé sur la table d’autopsie et les différents intervenants commencèrent à l’examiner sous toutes les coutures, tandis que le technicien en identification criminelle se faufilait entre eux pour prendre ses photos. Pour ma part, totalement médusé par la scène qui se déroulait sous mes yeux, je reculai pour mieux contempler ce spectacle à la fois morbide et fascinant d’un groupe d’hommes et de femmes s’activant autour d’un cadavre. Chaque geste qu’ils réalisaient était empreint d’une extraordinaire minutie et d’une précision diabolique. Ils soulevaient les membres du mort et les reposaient avec délicatesse, saisissaient divers instruments médicaux et s’en délestaient une fois l’opération terminée, notaient des observations sur les fiches prévues à cet effet. On se serait cru dans une version moderne et animée du tableau de Rembrandt, La Leçon d’anatomie du docteur Tulp. Concentrés et appliqués, le légiste et ses assistants ne semblaient nullement perturbés par les regards inquisiteurs de l’assemblée. Il régnait dans la salle une ambiance studieuse et un silence quasi religieux, à peine entrecoupé de chuchotements et de flashs d’appareil photo.
Les premières minutes de l’autopsie sont consacrées à l’examen externe, opération préalable à l’ouverture du corps. Tandis que le cadavre est extrait de sa housse, déshabillé, et que les assistants l’installent sur la table en acier, le médecin en charge de l’autopsie procède en premier lieu au commémoratif. Il s’enquiert auprès de l’officier de police judiciaire des circonstances du décès et des éventuels antécédents médicaux de l’individu autopsié puis, à partir des informations ainsi collectées, oriente les recherches dans une direction précise. Les légistes peuvent alors entrer dans le vif du sujet et commencer ce qui s’apparente pour eux à un véritable travail d’enquête. Ils examinent le corps dans ses moindres recoins, sur ses faces avant et arrière, afin d’y relever l’ensemble des lésions cutanées et visibles à l’œil nu. Ils portent également au dossier tout élément pouvant faciliter l’identification de la victime, comme par exemple un tatouage. L’examen se poursuit avec les crevés, une série d’incisions profondes qui permettent de déceler d’éventuelles lésions internes. Elles sont pratiquées au niveau du dos et des membres supérieurs. « C’est ce qu’on appelle des zones de prise. Quand quelqu’un est empoigné, ça peut laisser des traces à l’intérieur qu’on ne voit pas forcément à l’œil nu » explique Jocelyn Pollard.

Officier de gendarmerie, technicien en identification criminelle, légistes, internes… On est bien loin de l’image du médecin légiste seul dans sa salle d’opération.

Minutie et sens de l’observation sont deux facultés essentielles à la pratique de la médecine légale. Des détails infimes peuvent permettre d’élucider une affaire.
Les médecins passent ensuite au plat de résistance : la dissection à proprement parler, au cours de laquelle les organes sont retirés un à un puis disséqués. Cette opération se décompose en cinq temps distincts (crânien, cervical, thoracique, abdominal et pelvien), correspondant aux différentes parties du corps qui sont examinées. Une véritable symphonie funeste, dont les mouvements s’assemblent en une succession bien ordonnée. « Pour tous ces temps, on cherche à déterminer s’il y a des lésions traumatiques, indique le docteur Pollard. C’est une procédure très systématique, on s’y prend toujours de la même manière. Par exemple, dans le cas d’un traumatisme crânien, on ne s’occupe pas seulement de la lésion qui nous intéresse. Une autopsie est toujours complète. » Et n’en déplaise aux adeptes du changement, le menu ne varie guère d’une opération à l’autre. Il se compose de quelques gâteries pas piquées des hannetons, au rang desquelles on trouve des organes tels que le cerveau, le foie, le pancréas ou encore le cœur. Bon appétit.
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Petit traité d’autopsie
Ces opérations fastidieuses ont une visée précise. « Le but principal de l’autopsie, son premier intérêt, est d’ordre judiciaire. Il s’agit de confirmer ou d’infirmer une cause traumatique au décès. Il faut que la justice sache s’il s’agit d’une mort traumatique, c’est-à-dire violente, et s’il y a des arguments en faveur de l’intervention d’un tiers dans le décès » révèle Jocelyn Pollard. Car les corps examinés à l’IML n’atterrissent pas là par hasard. Ils sont le fruit de morts suspectes, entourées d’un voile de mystère que les médecins légistes se font fort de lever. Leur travail ne prendra fin que lorsque la cause du décès aura été formellement identifiée. « Il faut que les enquêteurs quittent la salle avec une idée claire de ce qu’il s’est passé » résume le praticien. Ce qui peut prendre un certain temps. Si la plupart des cas sont rapidement élucidés, il arrive en effet que les questions posées par un cadavre soient plus ardues qu’à l’accoutumée. C’est alors que l’investigation s’enlise, prolongeant d’autant la durée de l’autopsie.
On est bien loin des feuilletons américains. « Dans les séries, tout va très vite et des technologies incroyables sont mises en œuvre. Les légistes y obtiennent des résultats en quelques minutes et en tirent des conclusions immédiates et définitives » s’amuse Jocelyn Pollard, bien conscient du décalage existant entre la réalité de son métier et la représentation qui en est parfois faite. Les médecins légistes n’ont pas nécessairement réponse à tout, et il se peut même qu’ils fassent chou blanc : « il arrive qu’on ne trouve rien à l’autopsie. Pas de lésion traumatique, de fracture ou de pathologie particulière. Dans ce cas on effectue des analyses plus poussées à partir des prélèvements effectués. » Ces prélèvements, réalisés en cours d’autopsie, sont de deux types : des prélèvements toxicologiques (divers fluides tels que le sang, l’urine, la bile ou l’humeur vitrée) et des fragments d’organes, dont l’observation au microscope permet de déceler d’éventuelles lésions internes, invisibles à l’œil nu. Ils sont effectués de manière systématique, mis sous scellés et tenus à disposition du magistrat, qui les fera analyser si nécessaire. Les légistes devront alors attendre les résultats, parfois plusieurs jours durant, pour se prononcer définitivement.
“Le but principal de l’autopsie, son premier intérêt, est d’ordre judiciaire. Il s’agit de confirmer ou d’infirmer une cause traumatique au décès.”
Même si un décès ne trouve pas d’emblée une explication claire, un corps autopsié ne saurait rester éternellement entaché d’une part d’ombre et de mystère. Les organes, muscles et autres ossements ne mentent pas et la vérité, aussi profondément enfouie soit-elle, finit toujours par remonter à la surface. L’explication affleure plus ou moins rapidement, en fonction des circonstances dans lesquelles le décès s’est produit et des constatations effectuées par les légistes. « Si on a des circonstances particulières et des lésions compatibles avec celles-ci, les doutes peuvent être levés et la mort déclarée comme non-suspecte. Si au contraire on a des éléments discordants entre les circonstances de découverte et les causes de la mort, l’enquête se poursuit » conclut le docteur Pollard, plus que jamais convaincu de l’efficacité de la méthode qu’il est en train d’appliquer. Tandis que les assistants se lancent dans l’incision de la boîte crânienne, le médecin se montre rassurant quant au sort de la dépouille : « il importe de rendre le meilleur aspect possible au cadavre après l’autopsie. On refermera bien sûr toutes les incisions qu’on a faites, pour qu’il soit le plus présentable possible. » Délicate attention. Les légistes ne se contentent pas de prélever des cœurs, ils en ont aussi un bien à eux.

Jocelyn Pollard pose un regard lucide et avisé sur sa profession. Il a découvert la médecine légale lors de son internat et ne s’en est plus éloigné depuis.

Une fois les examens terminés, le corps est nettoyé et suturé. Remis dans son enveloppe plastique, il retourne en chambre froide.
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Dégoût et fascination
Alors que nous prenons congé de notre hôte, je me remémore certaines de ses paroles. Lorsqu’ils pratiquent une autopsie, les médecins légistes donnent l’impression d’exécuter froidement une sinistre besogne, qui en verrait plus d’un défaillir sur le champ. C’est qu’ils se focalisent avant tout sur leur tâche, et ont en eux cette faculté à se distancier émotionnellement de leurs « objets d’enquête ». Lorsqu’on le questionne à ce sujet, le docteur Pollard se confie, sans toutefois se départir du flegme inhérent à sa fonction : « il y a des histoires qui nous marquent, et en général on se souvient de tout. Mais en autopsie, on s’attache surtout à la technique et on reste concentrés sur l’acte, parce qu’on applique une procédure systématique et qu’on ne doit rien oublier. On met un peu de côté l’aspect émotionnel pour pouvoir rester objectif. Se concentrer sur le côté technique nous permet de ne pas trop nous impliquer dans les histoires auxquelles on est confrontés. »
“Autopsier un enfant qui a le même âge que le vôtre par exemple, c’est forcément quelque chose de bouleversant.”
Les légistes ne sont pas pour autant des surhommes et même pour eux, qui côtoient la mort au quotidien, certaines interventions peuvent se révéler plus difficiles que d’autres. Jocelyn Pollard ne fait pas exception : « on peut évidemment être touché à titre personnel par certaines autopsies, compte tenu de notre propre histoire. Autopsier un enfant qui a le même âge que le vôtre par exemple, c’est forcément quelque chose de bouleversant ». Les états d’âmes, s’ils se manifestent parfois chez les médecins légistes, ne doivent pas franchir les portes de leurs instituts. « Bien sûr les proches nous questionnent, avec un mélange de dégoût et de fascination, relève le jeune médecin. Mais en ce qui me concerne, j’essaye de compartimenter au maximum ma vie professionnelle et ma vie privée. Je parle très peu de mon métier à la maison. »
La maison. Rentrer chez soi, retrouver la douceur et la quiétude du foyer. En voilà une idée. Les images du cadavre allongé sur le billard resteront sans doute gravées dans ma mémoire. J’ai la bouche pâteuse et tapissée d’un goût bizarre. La tête qui tourne et les mains qui tremblotent. Sans tarder, je repars me perdre dans le labyrinthe de la cité hospitalière. J’ai vu la mort de près, et je lui tourne le dos.
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