Aléatoire

Le dernier voyage

Riches ou pauvres, chrétiens ou athées, juifs ou musulmans : à Béthune, dans le Pas-de-Calais, les membres de la Confrérie des Charitables sont de tous les enterrements. Leur credo ? Rendre le même service funèbre à tous, pour assurer l’égalité devant la mort.

Photographie
Cédric Dubus
Rédaction
Clémence de Blasi
#4 – Février 2016
Charitables

Le lundi matin, Alexandre ne travaille pas. Dans sa chambre, au milieu des portraits de ses ancêtres, il enfile un col roulé blanc, puis un gilet noir. Face au miroir, il jette sur ses épaules une lourde cape. La tenue, tout droit venue d’un autre siècle, paraît incongrue sur l’homme de 26 ans au crâne ras et à la barbe fournie. Elle ne l’est pas autant que son passe-temps : deux demi-journées par semaine, Alexandre inhume des inconnus.

À Béthune, sous-préfecture du Pas-de-Calais aux 25 000 âmes, on les appelle les Charitables. Plus personne ne s’étonne de les voir traverser la ville en costume, tirant une charrette de bois noir qui transporte les défunts jusqu’à leur dernière demeure. Chaque année, ils font près de 350 services. « La Confrérie des Charitables, ici, c’est un monument. Comme le beffroi, on fait partie des meubles ! », glisse Michel, dont une ligne de moustache blanche bien taillée souligne la lèvre. Il est le prévôt, celui qui dirige la Confrérie.

« La Confrérie des Charitables, ici, c’est un monument. Comme le beffroi, on fait partie des meubles ! »

La tradition est née d’un rêve vieux de huit siècles, au Moyen-Âge. En 1188, au cours de l’épidémie de peste noire qui frappe le pays d’Artois et les Flandres, Germon et Gauthier, deux maréchaux-ferrants, voient apparaître dans leur sommeil Saint-Éloi, le patron des orfèvres et des métiers du fer ; ce dernier leur demande de ne plus laisser les cadavres s’amonceler dans les rues sans sépulture. Ils créent alors une karité, charité au Moyen-Âge, dévouée à l’ensevelissement des morts.

Depuis, les Charitables sont devenus laïcs. Dès 1901, ils se sont constitués en association. Les hommes de la Confrérie – conformément à la stricte tradition, les femmes n’y sont pas admises – ont été tantôt portés aux nues, tantôt vilipendés, mais n’ont jamais manqué à leur devoir. « Tant que vous nous voyez, c’est que vous êtes encore de ce monde et que tout va bien ! », ont l’habitude de plaisanter les hommes en noir.

Alexandre Leroy enfile son costume dans sa chambre, sous le regard des portraits de ses ancêtres.

Union, Exactitude et Charité sont les trois maîtres mots de la Confrérie des Charitables. Ici, la statue de la Charité, dans le parc de Quinty.

Sous le porche de l’église, coiffé de son bicorne, Alexandre tire nerveusement sur une cigarette. Il scrute le ciel du matin avec inquiétude : lorsqu’il pleut, les capes deviennent particulièrement lourdes. Soulevée par des bourrasques de vent, la sienne est incontrôlable. « Allons nous mettre au chaud à l’intérieur », chuchote une voix, qui se détache de la petite assemblée occupée à faire le pied de grue devant l’édifice. Les proches du défunt se massent peu à peu derrière les onze Charitables, qui sortent avec précaution le cercueil du véhicule des pompes funèbres. D’un geste de sa main gantée de blanc, Michel invite la famille à les suivre. Sous la nef de l’église, le lecteur CD lancé par une officiante bute sur un titre de Jean Ferrat, C’est beau la vie. L’un après l’autre, chacun se recueille devant le cercueil surmonté d’un portrait souriant du disparu. En silence, l’un des Charitables tend le goupillon d’eau bénite.

Au-dessus des rangées de doudounes disposées dans les travées, les cloches de l’église sonnent 10 heures. Alexandre a oublié son couvre-chef à l’entrée. Il va le récupérer à petits pas pressés, sous le regard mi-amusé mi-désapprobateur de ses pairs qui forment une haie d’honneur. L’officiante prend alors le relais et les Charitables se dispersent dans l’édifice. Installé sur une chaise de bois au milieu de l’allée centrale, l’un d’entre eux veille sur le cercueil.

Les yeux mi-clos, entre le recueillement et le repos, Alexandre s’est installé derrière une colonne. Il camoufle un peu ses chaussettes, de belles bleues à motif jacquard. Y aura-t-il tout à l’heure une revue de chaussettes ? Si l’un des Charitables remarque que les siennes ne sont pas noires, comme le prévoit le règlement intérieur, il devra s’affranchir d’une amende symbolique dès la fin de la cérémonie. La Confrérie a ses règles propres et ses codes stricts.

Sous le poids du cercueil, les souliers d’Alexandre pataugent dans la boue du cimetière.

La tâche des onze Charitables dépêchés à chaque inhumation ne s’arrête pas sur le seuil de l’église. Ils veillent au grain, pensent à tout, guident la famille à chaque étape. Discrets mais omniprésents, ils transportent le corps à pied jusqu’à l’un des trois cimetières de Béthune, en changeant de porteur tous les cinquante pas. Aujourd’hui, c’est Robert qui va « faire la route », s’improviser agent de circulation. D’un ton sans appel, avec un léger accent néerlandais, il ordonne aux voitures de se ranger sur le côté pour laisser passer le cortège.

Le vent fait tomber les chapeaux. Sous le poids du cercueil, les souliers d’Alexandre pataugent dans la boue du cimetière. « Ça peut peser jusqu’à 350 kilos, c’est quand même un peu physique… », commente-t-il. À l’aide de cordes, les Charitables placent la bière dans le caveau. « Notre devoir est accompli ! Qu’il repose en paix ! » Leurs onze voix graves résonnent une dernière fois entre les tombes, avant qu’ils ne s’écartent pour laisser place à la famille.

Dans l’église, Charitables et proches se mêlent autour du défunt.

Béthune, Confrérie des Charitables, le traditionnel bicorne.

À la sortie du cimetière, le sol est marqué d’un large rond de peinture blanche. Les Charitables se placent de part et d’autre sur la ligne, puis se livrent à l’examen méticuleux de la qualité du service tout juste rendu. Les fautes de chacun sont comptabilisées : qui a ôté son bicorne à contretemps, qui a touché le cercueil sans ses gants… Pour chaque effraction, le Charitable négligent s’acquitte d’une amende de 50 centimes d’euros. Tandis que tous écartent leurs capes pour remonter en voiture, Alexandre quitte le cimetière à pied, son smartphone à la main.

Exactitude, union, charité. Cette devise en forme de triptyque guide les Charitables dans leur engagement. Leur permanence est garante d’une gestion collective de la mort. À Béthune, très peu d’habitants refusent leurs services : contre le trouble et la révolte liés au deuil, ils s’érigent en piliers, en garants de l’ordre social. Au cœur de l’émotion, ils veillent sur l’assemblée, apportent une dose nécessaire de sang-froid. « Lorsque ma mère est décédée, leur présence était pour moi un soulagement », confie Olivier Gacquerre, le maire (UDI) de la commune. « Elle tenait à ce que les Charitables l’accompagnent. Grâce à eux, je savais qu’elle partait comme elle l’avait souhaité. » En organisant ainsi la coexistence des vivants et des défunts, les Charitables apprivoisent la mort depuis 827 ans.

« Elle tenait à ce que les Charitables l’accompagnent. Grâce à eux, je savais qu’elle partait comme elle l’avait souhaité. »

Leur mission : assurer l’égalité face au trépas. « Nous, on raccompagne tout le monde, on ne fait aucune différence », se rengorge le prévôt en sortant du cimetière. Michel vient d’enlever son bicorne, le soleil revient et il a terminé sa « mission ». Ceux qui croient au Ciel, comme ceux qui n’y croient pas. Toutes les religions : catholiques, musulmans, témoins de Jéhovah. Les nantis comme les déshérités. Depuis le début des années 2000, ils ont même étendu leurs services au crématorium. « Un jour, nous avons enterré le sénateur-maire de la ville, en présence de milliers de personnes. Le lendemain, on a fait l’enterrement d’un SDF. Il n’y avait que nous. Je peux vous assurer qu’il a reçu le même hommage que le sénateur », souligne Michel, dont le rôle prend tout son sens en ces occasions.

Pendant la cérémonie, les gants blancs sont de rigueur.

Les édiles saluent cette quête d’égalité. « En tant que maire, je trouve ça formidable de savoir que dans ma commune, même sans argent ou sans famille, personne ne meurt dans la solitude et l’anonymat », renchérit Olivier Gacquerre. « Lorsque l’on retrouve chez elle une personne décédée depuis plusieurs mois, ce qui arrive parfois, les Charitables sont là. Ils apportent un supplément d’humanité et de dignité aux Béthunois. »

« Le prix moyen pour un enterrement, c’est 3 000 euros »

Si les hommes sont égaux devant la faucheuse, ils ne le sont pas dans son œuvre. La différence est flagrante entre le riche et le pauvre : tout se passe comme si le premier, grâce à sa fortune, pouvait disposer d’une tombe lui permettant de s’attarder un peu dans le monde des vivants, tandis que le second, faute de sépulture propre ou capable de résister au temps, était condamné à disparaître à jamais. « Le prix moyen pour un enterrement, c’est 3 000 euros », explique Bernard Bridoux, entrepreneur en pompes funèbres à Annezin. « Mais pour un bel enterrement, il vaut mieux compter autour de 4 500 euros. » Et encore, casser sa pipe dans le Nord-Pas-de-Calais est bien plus économique qu’en Île-de-France ou sur la Côte d’Azur : les tarifs peuvent varier du simple au double d’une région à l’autre.

Charitables au sortir de la messe. Un cercueil peut peser jusqu’à 300 kilos.

L’organisation des funérailles requiert un budget important, en augmentation constante depuis la libéralisation du marché du secteur funéraire, en 1998. « En prenant en charge une partie de l’enterrement, on prive les pompes funèbres de 1 000 euros par service. De toute façon, elles n’ont pas le choix, on est trop implantés », assure Michel, qui affiche déjà plus de 600 enterrements au compteur. Le recordman, un ancien mineur de fond devenu prévôt, en a fait 5 115, avant d’être mis en terre à son tour.

Du côté des pompes funèbres béthunoises, on tempère : « Le principal, c’est que la collaboration soit faite dans les règles. » L’actuel prévôt ne se lasse pas de cette anecdote : « Il y a une paire d’années, un gros groupe de pompes funèbres a voulu s’implanter à Béthune. Ils voulaient enterrer sans nous. Alors il y a eu un référendum municipal, et à 99,9 % les habitants ont donné raison aux Charitables. Les autres ont tenu deux services, et puis ils sont repartis ! », se gondole-t-il encore.

Comme partout en France, la municipalité prend en charge l’inhumation des indigents. « Ils nous donnent une subvention de 500 euros, même pas de quoi couvrir nos frais », ronchonne Bernard qui dit avoir vu le marché se dégrader. En septembre, il n’a eu qu’un seul enterrement. « Aujourd’hui, les familles passent beaucoup de temps à négocier les prix par téléphone. Elles comparent sur Internet, demandent des devis. Pour ne pas avoir à payer, certaines vont jusqu’à monter des dossiers de sur-endettement. Les temps sont durs… » Parfois, la Confrérie elle-même met la main à la poche pour aider une famille à financer le décès brutal d’un proche.

C’est à contresens que la procession remonte la rue jusqu’au cimetière.

Les Charitables mènent le cortège jusqu’au cimetière. « Tant que vous nous voyez, c’est que vous êtes encore de ce monde et que tout va bien », ont-ils l’habitude de plaisanter.

Béthune, église Saint-Vaast.

Dans une poignée de minutes, il sera 13 heures. Alexandre a quitté son costume de Charitable, rangé soigneusement sur un cintre, dans la réserve de l’un des deux magasins de vêtements dont il est le gérant. Murs orange vif, vinyles, trophées de chasse. Accoudé au comptoir, le jeune homme repense au service du matin. Une majorité de Charitables est catholique ou athée, lui se définit plutôt comme agnostique. « J’ai toujours eu peur de la mort. Je crois que cette peur est en nous, on ne peut pas la guérir. Mais peu à peu, j’apprends à m’en détacher. De ce côté-là, être Charitable m’a beaucoup aidé. »
« Il y a peu de temps, j’ai perdu un ami. J’ai refusé de faire le service. Un Charitable ne peut pas pleurer pendant un enterrement. » Qu’est-ce qui a donc poussé un jeune homme de 26 ans à rejoindre la Confrérie ? « Le fait que le service soit le même pour tous, riches ou pauvres, cela me touche. Et puis ici la tradition est tellement ancrée, rejoindre les Charitables, c’est faire un peu partie de l’Histoire. »

Pressé par ses obligations au magasin, Alexandre n’aura pas le temps de retrouver les autres au bar, La Pipe d’or ou ailleurs, toujours au plus près du cimetière du jour. Pour les membres de la Confrérie, cette étape est la clôture incontournable de chaque cérémonial, comme l’explique Michel Beaugrand, ancien prévôt.

« Notre mission première, c’est d’accompagner les morts ; on le sait beaucoup moins, mais on accompagne les vivants, aussi ! »

« Notre mission première, c’est d’accompagner les morts ; on le sait beaucoup moins, mais on accompagne les vivants, aussi ! », ajoute Robert, en remuant une flamboyante crinière blanche. Il se dit fier d’être l’un des maillons d’« une société discrète, mais pas secrète », dont la mission dépasse de loin la gestion du trépas. « On ne concurrence pas les associations, on ne fait que dépanner dans l’urgence. Pour certaines situations difficiles, les assistantes sociales nous contactent, et nous nous rendons au domicile de la personne dans les deux ou trois heures qui suivent. » Avec des colis de nourriture pour quelques jours, par exemple, le temps que d’autres associations prennent le relais. Cette année, dans la lignée des précédentes, plus de 250 familles béthunoises ont bénéficié de leur secours.

Le cimetière nord de Béthune, surnommé Cimetière-ville par les habitants, en référence à sa taille impressionnante.

Comme les costumes, les bicornes se transmettent souvent de génération en génération.

Le service rendu par les Charitables est toujours resté bénévole. « Mais on ne refuse pas les dons ! », précise Michel avec malice. Presque à chaque fois, les familles glissent une enveloppe au prévôt. Elle contient quelques billets ou un petit mot de remerciement. Au retour des beaux jours, les Charitables font aussi du porte-à-porte pour renflouer leurs caisses, lors de la traditionnelle « quête des petits plombs ». Contre une obole, ils remettaient hier ces fameux « petits plombs », aujourd’hui des bons en carton, qui donnent droit à des petits pains. Les habitants les gardent : on dit qu’ils portent bonheur. Des parents divorcés qui se rabibochent pendant l’enterrement de leur fille, sous les yeux de leurs conjoints respectifs. Des familles qui se déchirent au-dessus du cercueil, des infanticides, des selfies avec le grand-père tout juste disparu, les Charitables voient de tout. « Notre rôle, ce n’est pas de juger, c’est d’accompagner les habitants jusqu’au bout », martèle Alexandre.

À la grande époque, on a compté jusqu’à cent confréries dans la région, mais il n’en reste plus que quarante-deux aujourd’hui. L’Artois dénombre encore près de 750 Charitables. Une douzaine est décédée cette année. À Béthune, nul ne doute pourtant qu’ils seront accompagnés jusqu’à la tombe par les hommes en noir.